Il fut un temps où, pour se débarrasser d'une curiosité ou écrire un article (même s'il s'agissait d'un devoir d'école primaire), il fallait monter sur l'étagère et sortir un volume de l'encyclopédie, puis se mettre à feuilleter et à feuilleter. Cette période coïncide à peu près avec toute l'histoire de la civilisation humaine, à l'exception des 20 dernières années. C'est-à-dire depuis 2001, lorsque, sur les cendres de Nupedia, est né un projet d'encyclopédie libre qui a changé notre rapport à la culture, et qui a aujourd'hui 20 ans : nous parlons, bien sûr, de Wikipédia.
Internet est le "génie dans la bouteille" qui a changé nos vies, et parmi les avantages les plus immédiats que les masses ont pu apprécier sur la voie de la numérisation, il y a certainement la facilité et la rapidité d'accès à l'information. En cela, Wikipédia a été et reste une référence absolue, et le témoignage de cet esprit de partage et de liberté qui a traversé la toile des origines.
Bien qu'elle soit l'une des premières expériences en ligne d'horizontalité, et qu'elle ait contribué à faire du simple utilisateur un prosommateur, c'est-à-dire un consommateur et un producteur du même objet, Wikipédia n'a pas valorisé cette mutation comme l'ont fait les réseaux sociaux, visant à profiler les utilisateurs, mais elle est restée au fil du temps du "bon côté" d'Internet, le côté idéologique, dont elle est aujourd'hui le plus important témoignage.
Wikipédia est désormais considéré comme l'un des synonymes d'Internet, et les chiffres expliquent clairement pourquoi : en 2011, il a été classé comme le sixième site le plus populaire au monde, et reçoit actuellement environ 15 milliards de visites par mois. La version française, en particulier, est l'une des plus riches jamais réalisées : avec 1 million 665 000 entrées et un taux de croissance de 5 000 entrées par mois, elle est la huitième plus grande au monde.
Plus qu'une encyclopédie, Wikipédia ressemble en quelque sorte à la bibliothèque d'Alexandrie, ou peut-être à la bibliothèque de Babel inventée par Borges (si vous ne la connaissez pas, cherchez sur Wikipédia, exactement), faite de pièces infinies et de volumes infinis (un infini qui continue à grandir et à se modifier intérieurement), même s'il est très facile de s'y retrouver : il suffit de remplir le champ de recherche.
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Certes, cette accélération soudaine de l'accès à l'information a réécrit et continuera à modifier notre rapport à la culture d'une manière que nous ne pouvions pas et ne pouvons pas complètement prévoir, mais dont les retombées ne sont pas toujours positives. Si l'information est toujours là, à nous attendre, prête à répondre à notre appel, le risque est que le temps et les ressources consacrés à la saisir et à la faire nôtre perdent de leur valeur dans la perception commune.
De plus, la force de l'auctoritas que représente désormais Wikipédia, le fait qu'elle se soit imposée comme l'ipse dixit d'aujourd'hui, risque d'aplatir dangereusement l'horizon culturel au même niveau et une certaine grille d'utilisation des contenus. Bien que l'esprit de Wikipédia soit par nature basé sur le scepticisme, et donc sur une communauté qui se scrute et évalue la fiabilité des informations et des sources rapportées, la position dans laquelle l'utilisateur moyen est susceptible de se trouver est celle de quelqu'un qui reçoit, de temps en temps, une vérité hyper-uranienne, claire et blanche comme l'interface du site.
Le vertige de Wikipédia réside dans le fait d'avoir fait du processus d'accumulation et de stratification des connaissances qui a traversé toute l'histoire de l'humanité un objet concret, un espace qui peut être visité, aussi complexe et articulé qu'il est facile à explorer et à interroger. Tout cela sans céder à la tentation de l'Internet des Big Data, sans profilage, sans publicité, et en ne comptant que sur les dons et sur la force d'une communauté mondiale fluide et spontanée, qui naît du désir de connaissance et de partage.
